Je descends de Cerdagne en automobile, où nous avons passé quelques jours, comme chaque année, dans une maison d’hôtes que nous n’avions encore jamais fréquentée, sise dans un joli village, ma foi. Nous y avons renouvelé le plaisir convivial des discussions masculines qui sévissent au sein des tables d’hôtes montagnardes très peuplées. Ne pratiquant moi-même aujourd’hui rien d’autre que de courtes marches qu’on ne saurait en aucun cas qualifier de randonnées, je n’avais rien à raconter lors de la messe du soir sur de soi-disant exploits. Préférant me taire, donc, pour ne pas ressasser d’antiques faits d’armes pedibus cum jambis, j’écoutais paisiblement.
La tablée était ainsi tout ouïe devant une espèce de géant sûr de lui et intarissable, vététiste impénitent, l’écoutant se vanter qu’au bord du lac Titicaca, ayant oublié ses lunettes de soleil intégrales dans sa chambre d’hôtel au 3ème étage, il avait remonté les marches quatre à quatre et s’était effondré quasi évanoui sur son palier. L’altitude !, mes chers frères, mes chères sœurs, comme en grimpant sur le dôme des Écrins, 4.000 m aussi, rétorqua son voisin immédiat, un vieux tout blanchi dans les neiges éternelles des glaciers, qui cherchait à chaque reprise de souffle du géant à en placer une depuis un long moment, ce n’était pas les crampons qui adhérait à la glace du glacier qui nous gênaient pour courir quand un sérac avait la mauvaise idée de nous viser, encore l’altitude !, voyez-vous, mais ce n’est rien, reprit le géant vététiste, vexé qu’on lui coupât la parole, quand moi j’ai fait le Machu Pichu…c’est comme au Népal quand on mange à l’apéro l’intestin fumé du Yack surenchérit un malingre grisonnant, peut-être même le coupant.
Tous ces braves gens plutôt aisés en était à celui qui était monté le plus haut, le plus vite, le plus fort, comme pour braver la mort, se sentir vivre bien fort dans la raréfaction de l’oxygène, elle tient à quoi notre vie quand même, hein ?, à un rien, je ne vous le fais pas dire, ça me rappela le roman que j’étais en train de lire, il tourne autour de la mort, la mort d’une mère, il parle donc de la vie d’une manière assez macabre, j’y pensais fort quand un pépère prolixe et malicieux s’empara d’un grain de silence tout en me faisant un clin d’œil (entre vieux) pour nous raconter l’histoire de ce chat, vous la connaissez ? Un chien rapporte un chat mort dans sa gueule, c’est le chat du voisin reconnaît le maître, son chien l’a tué, mon dieu, que faire, il l’arrache délicatement de sa gueule, le nettoie bien comme il faut, le met dans un emballage digne d’un chat mort et le balance par le soupirail dans la cave du voisin. Le lendemain, le voisin interpelle son voisin, tu te rends compte, voisin, c’est incompréhensible, mon vieux chat est mort de vieillesse il y a quelques jours, je l’ai enterré dans mon jardin et je le retrouve emballé dans ma cave, c’est à n’y rien comprendre !
Le lendemain matin, lors du petit déjeuner, alors que leurs hommes récupéraient encore de leurs exploits passés, les femmes discourraient enfin entre elles. Il était question de céramique de la Bisbal, importée d’Italie à présent, qui l’eût cru, oui madame, mais aussi du secret de fabrication des confitures faites maison et enfin des villes incroyables dont on ne trouve jamais le centre comme Perpignan, mais encore de Bordeaux c’est beau, de Rennes c’est trop grand, je n’avais toujours pas mon mot à dire et m’en satisfis. C’est chaud la convivialité, on peut s’y lover.
Brusquement, je me suis dit, mais c'est tout à fait incroyable, ceci est ma centième chronique, vous vous rendez-compte les gars et les gonzesses, quand même, quel chemin parcouru, enfin, tout ça me rapproche de la mort, justement, je reviens au roman, il y a beaucoup de morts, un adolescent, une mère et des porcelets, le tout pratiquement en même temps. Les trois frères Neshov si dissemblables entretiennent une non-relation avec leur mère, ils se retrouvent malgré eux à sa mort, dans leur drôle de ferme à cochons au bord d’un fjord, une histoire bien compliquée du nord (Norvège), dans un style genre, on s’y croirait :
Lorsque le pasteur Fosse prit le relais et que Margido n’eut plus qu’à attendre le moment où il devrait lire tout haut les textes des imprimés sur les rubans de soie, il plongea dans ses propres pensées et laissa la cérémonie suivre son cours. Dans combien de temps serait-il lui-même assis au premier rang ? Comment allaient-ils habiller la vieille ? Avait-elle des vêtements convenables ? Et qui viendraient s’asseoir sur les bancs derrière eux ? Ils n’avaient fréquenté personne depuis des années. Les sœurs d’Yngve se tenaient maintenant par la main devant le cercueil. Elles chantaient quelque chose qu’elles avaient écrit elles-mêmes, sur un air connu, mais il n’eut pas le courage de retrouver lequel. Toujours est-il qu’elles évoquaient les oiseaux, que leur petit frère lui aussi avait été un oiseau, un migrateur qui s’était soudain envolé avant qu’il ne fasse trop froid. Les gens sanglotaient sans réserve sur les rangées de bancs, se mouchaient et s’essuyaient les yeux avec des gestes mécaniques, accablés, la nef au fond de l’église était bondée, trois jeunes se tenaient enlacés, un livret de chants tombé par terre avait été piétiné, il était sale et trempé. Margido aurait voulu être tout seul dans l’église, peut-être qu’il devrait demander la clé au bedeau un de ces jours et s’y enfermer un moment, écouter les voix des murs sans avoir honte de ne plus croire ni au ciel ni à l’enfer.
Anne B. Ragde, La terre des mensonges, 10/18, traduit du norvégien par Jean Renaud